Vingt et un

Entre le départ de Chris et l’appel de Charlie Grogan pour lui demander de venir chercher sa fille, Marguerite avait passé la matinée avec le Sujet.

Malgré les menaces explicites de Ray et le danger implicite qui pesait sur Blind Lake, Marguerite ne pouvait rien faire d’utile, du moins pour le moment. On exigera beaucoup de moi, se dit-elle, et sans doute très bientôt. Mais pas tout de suite. Pour l’instant, elle se trouvait coincée dans les limbes de la crainte et de l’ignorance. Sans vraiment de travail à effectuer ni de moyen de calmer le tourbillon de ses émotions. Elle n’avait pas dormi, mais dormir était hors de question.

Aussi se prépara-t-elle une théière et observa-t-elle le Sujet tout en gribouillant des notes pour des requêtes qu’elle ne soumettrait probablement jamais. L’entreprise tout entière court à l’échec, songea-t-elle, tout comme le Sujet lui-même, sans doute. Il paraissait nettement plus faible, à la lumière du soleil qui se levait dans un ciel pâle tacheté de nuages d’altitude. Il marchait depuis des semaines, loin de toute route fréquentée, muni de maigres vivres. Ses évacuations cloacales matinales étaient fines et verdâtres. Lorsqu’il marchait, son corps se tordait parfois dans des positions qui suggéraient la douleur.

Mais ce matin-là, il trouva à la fois eau et nourriture. Il avait pénétré dans les contreforts d’une haute chaîne de montagnes, une région encore très sèche dans laquelle il parvint pourtant à dénicher une oasis où un flot d’eau glaciale descendait en cascade une terrasse de rochers pour former, dans une cuvette de granit, une mare profonde et d’une transparence de verre autour de laquelle des succulents étalaient leur feuillage en bouquet.

Le Sujet se baigna avant de manger. Il s’avança avec circonspection dans la mare jusque sous la chute d’eau. Il avait accumulé au cours de son périple une épaisse couche de poussière qui colora l’eau autour de lui. Lorsqu’il ressortit de la mare, son tégument dermique luisait et avait abandonné sa couleur blanchâtre au profit d’une nuance sombre de terre brûlée. Il tourna la tête comme pour s’assurer de l’absence de tout prédateur. (Des espèces prédatrices fréquentaient-elles cette partie de son monde ? Marguerite estima cela peu probable – de quel gibier cette espèce se serait-elle nourrie ? – mais pas impossible.) Puis, rassuré, il cueillit, pela et lava plusieurs des feuilles charnues avant de les dévorer. Des fragments humides tombaient de ses mandibules et s’entassaient à ses pieds. Une fois les feuilles ingurgitées, il trouva des amas moussus qu’il nettoya de sa large langue gris-bleu.

Il patienta ensuite le temps de digérer son repas, pause que Marguerite mit à profit pour rouvrir le cahier dans lequel elle écrivait pour Tess : sa narration de l’odyssée du Sujet destinée aux enfants.

Écrire l’apaisa, même si son récit n’était pas à jour, loin de là. Elle venait de finir de relater la tempête de sable et le réveil du Sujet au milieu des ruines d’une ville elle-même au milieu du désert.

Elle écrivit :

 

Tout autour de lui, dans le matin calme et tranquille, se dressaient les colonnes et les tertres d’édifices depuis longtemps abandonnés et érodés par les saisons.

Ces structures ne ressemblaient pas aux grands bâtiments coniques de sa ville d’origine. Ceux qui les avaient construites – ses ancêtres, peut-être – ne les avaient pas construits de la même manière. Ils avaient érigé des colonnes, comme les Grecs, des colonnes qui pouvaient autrefois avoir soutenu des maisons bien plus grandes, ou des temples, ou des lieux de commerce.

Les colonnes étaient taillées dans de la pierre noire. Le vent sableux du désert les avait polies et lissées à la perfection. Certaines montaient encore haut, mais la plupart avaient été réduites à une fraction de leur taille originale, et le vent avait fait gîter vers l’est celles encore debout. On voyait aussi les restes d’autres types de bâtiments, des fondations carrées et même quelques petites pyramides, le tout aussi arrondi que les galets dans le lit d’un cours d’eau.

La tempête avait arasé le sol du désert en une surface plane, et le soleil jetait désormais des ombres dures au milieu des ruines. Le Sujet resta figé en contemplation. Les ombres en cadran solaire raccourcirent avec l’avancée du matin. Puis – se rappelant peut-être sa destination – le Sujet se remit en marche vers l’ouest. À midi, il avait quitté les ruines de la ville qui disparurent derrière l’horizon, comme complètement perdues. Le Sujet n’avait plus devant lui que le sable scintillant et les silhouettes d’un bleu spectral de montagnes lointaines.

 

Elle venait de finir cette phrase lorsque Charlie Grogan appela.

 

La voiture sortait à vitesse modérée de l’Allée. À l’intérieur, Tess gardait le silence et Marguerite conduisait en s’efforçant de rassembler ses pensées. Elle avait une décision importante à prendre.

Mais elle tenait d’abord à savoir ce qu’il s’était passé. Tess avait quitté le collège pour aller à l’Œil où elle avait embêté Charlie, cela au moins était évident, mais pourquoi ?

« Je m’excuse », dit Tess en lui jetant de la banquette arrière des coups d’œil craintifs. Suis-je à ce point effrayante ? se demanda Marguerite. Juge et jurée ? Me voit-elle ainsi ?

« Tu n’as pas à t’excuser, dit Marguerite. J’ai une idée. Je vais appeler M. Fleischer et lui dire que tu avais un rendez-vous mais que tu as oublié de lui donner le mot. Qu’est-ce que tu en penses ?

— D’accord », dit Tess d’un ton prudent, attendant la contrepartie.

« Mais je suis sûre qu’il s’inquiète pour toi. Moi aussi. Comment se fait-il que tu ne sois pas retournée au collège cet après-midi ?

— Je ne sais pas. Je voulais juste aller à l’Œil.

— Comment ça ? Je croyais que tu n’aimais pas aller là-bas. Tu avais détesté la visite, à Crossbank.

— J’ai juste eu envie.

— Assez pour sécher l’école ?

— Faut croire.

— Comment t’as fait pour y entrer ? Ça a semblé troubler M. Grogan.

— Je suis entrée, c’est tout. Personne ne regardait. »

Sur ce point, au moins, elle devait dire la vérité. Tess était trop candide pour entrer au bluff ou dénicher un accès caché. Elle avait dû aller à la porte d’entrée et l’ouvrir : l’enquête de Charlie révélerait un garde assoupi ou un employé sorti fumer.

« Tu as trouvé ce que tu cherchais ?

— Je ne cherchais rien de spécial.

— Tu as appris quelque chose ? »

Tess haussa les épaules.

« Parce que tu sais, ça ne te ressemble pas vraiment. Tu n’avais jamais séché l’école.

— C’était important.

— Important à quel point, Tess ? »

Pas de réponse. Rien qu’un froncement de sourcils et des larmes aux yeux.

« C’était à cause de la Fille-Miroir ? »

L’expression malheureuse de Tessa se fit misérable.

« Oui.

— Elle t’a dit d’aller là-bas ?

— Elle ne me dit jamais rien. Elle voulait juste y aller. Alors j’y suis allée.

— Eh bien, qu’est-ce qu’elle cherchait ?

— Je ne sais pas. Je pense qu’elle voulait juste vérifier si elle voyait son reflet ou pas.

— Son reflet ? Son reflet où ?

— Dans l’Œil, dit Tess.

— Dans un miroir à l’Œil ? Ce n’est pas un télescope de ce genre-là. Il n’y a pas de véritable miroir.

— Pas dans un miroir… dans l’Œil. »

Marguerite ne savait ni quelle conduite adopter ni comment poser la question suivante. Elle avait peur des réponses de Tessa, car ces réponses semblaient folles. La folie : le mot interdit. La pensée indicible. Marguerite détesta cette discussion à propos de la Fille-Miroir, parce que toute cette histoire semblait démente et qu’elle ne se sentait pas capable de le supporter. Elle pouvait supporter à peu près n’importe quoi d’autre : blessure, maladie… Elle pouvait imaginer Tess avec un appareil orthopédique ou le bras en écharpe, elle savait consoler sa fille quand celle-ci se faisait mal, tout cela restait largement à la portée de ses capacités maternelles. Mais je vous en prie, songea-t-elle, pas la folie, pas le genre d’aliénation réfractaire qui exclut tout réconfort et toute communication. Durant ses études, Marguerite avait travaillé de nuit dans un hôpital psychiatrique. Elle avait vu des schizophrènes incurables. Des fous qui vivaient dans leur propre réalité virtuelle cauchemardesque, plus isolés que dans n’importe quelle cellule d’isolement. Elle refusait d’imaginer Tess comme cela.

Elle immobilisa la voiture sur le parking du collège mais demanda à Tess de rester encore un peu avec elle.

Mort et folie : pouvait-elle vraiment protéger sa fille de l’une ou l’autre ?

Je ne peux même pas la protéger de Ray.

Ray avait menacé de garder Tess avec lui, d’en assurer la garde physique… en fait, de la kidnapper. Mais elle est avec moi, maintenant, pensa Marguerite. Et si j’avais le choix, je l’emmènerais loin d’ici, je la conduirais par la route jusqu’à Constance et ensuite loin, loin, n’importe où loin de la quarantaine et des rumeurs pénibles rapportées par Chris, loin de l’Œil et de la Fille-Miroir.

Mais c’était impossible.

Il fallait qu’elle renvoie Tess au collège, d’où elle rentrerait retrouver Ray et une illusion de normalité de plus en plus fragile. Si je gardais Tess, pensa Marguerite, ce serait moi qui enfreindrais notre accord, et Ray enverrait ses types de la Sécurité la récupérer.

Mais si je la laisse aller le retrouver, et s’il se passe quelque chose…

« Je peux sortir, maintenant ? » demanda Tess.

Marguerite prit une profonde respiration pour se calmer. « Pourquoi pas. Oui, retourne au collège. Mais plus d’expéditions pendant les cours, d’accord ?

— D’accord.

— Tu promets ?

— Promis. » Elle posa la main sur la poignée.

« Une dernière chose, dit Marguerite. Écoute-moi. Écoute. C’est important, Tess. S’il arrive quoi que ce soit d’étrange chez papa, tu m’appelles. Peu importe l’heure du jour ou de la nuit. Ne te pose même pas la question. Appelle-moi. Parce que je me soucie de toi même quand tu n’es pas avec moi.

— Est-ce que Chris aussi se soucie de moi ? »

Surprise, Marguerite répondit : « Oui, bien sûr, Chris aussi.

— D’accord. »

Tess ouvrit la porte et sortit. Marguerite suivit des yeux sa fille qui traversait le parking désert, traînant les pieds dans les tourbillons de vieille neige, sa parka toujours boutonnée de travers et son bonnet serré dans ses petites mains gantées.

Je la reverrai, se dit Marguerite. Je la reverrai. Il le faut.

Puis Tess disparut à l’intérieur de l’établissement et l’après-midi fut calme et vide.

 

Blind Lake
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